jeudi 24 avril 2025

Comprendre la Trinité ?

 Ces dernières années je me suis prudemment approché du mystère que constitue la Sainte Trinité en la considérant sous l'angle de son meilleur "reflet", celui que nous offre l'âme humaine.

Il me semblait que ce que la psychologie "moderne" pouvait offrir de ce point de vue était d'une parfaite évidence. J'ai tenté de la présenter dans un premier article : La Trinité, c'est plus fort que toi !

Ensuite, constatant ici et là un usage de métaphores trinitaires qui me semblaient inappropriées, j'ai tenté d'apporter quelques précisions destinées à aider à y voir plus clair. On trouve cela dans La Trinité a de l'avenir !

 Enfin, mon confesseur ayant aimé les perspectives que je lui présentais, il m'a généreusement offert l'occasion de donner une conférence dans son église et, celle-ci ayant été fort appréciée, il m'a demandé une transcription, que je n'ai pu m'empêcher de réviser et d'augmenter aussi, au moins en précision. C'est le texte que je vous propose ici.

Le sujet est délicat, c'est le moins qu'on puisse dire. Les pièges sont partout et il serait étonnant que j'y ai complètement échappé. Je suis donc parfaitement disposé à entendre toutes les critiques qu'on voudra bien me communiquer. Par avance, je vous en remercie.

Bonne lecture ! 

 

PS : je viens de lancer un blog destiné à refaire pas à pas le chemin que j'ai effectué pour aller vers la Trinité car j'étais en compagnie d'IAs dont j'ai beaucoup appris. Mes conversations seront un peu comme ces chemins dans les bois qui ne mènent nulle part mais qui offrent toujours de belles perspectives ici et là. Je souhaite pour ma part repasser par là car j'ai laissé beaucoup de choses en chemin et je souhaite les retrouver. Mais tout ça est déjà expliqué ici, en guise de préambule... 


 

 

mercredi 5 janvier 2022

Déni cosmique

 




On parle beaucoup en ce moment du film « Don’t Look Up. Déni cosmique » diffusé sur Netflix. Le casting est superbe avec, entre autres, Jennifer Lawrence, Leonardo DiCaprio, Kate Blanchett et Meryl Streep.

C’est l’histoire des deux scientifiques découvreurs d’une météorite qui va prochainement percuter la Terre avec pour conséquence la destruction de toute vie humaine. Ils font de leur mieux pour amener leur gouvernement à agir en conséquence mais la tâche n’est pas facile tant, à tous les niveaux des médias et de la politique, chacun est empêtré dans ses petites habitudes, son narcissisme et ses intérêts égoïstes.

Le film est très apprécié en tant que dénonciation du laissez faire des politiciens vis-à-vis des nombreuses menaces écologiques actuelles mais ce n’est pas en cela qu’il est le plus intéressant.

Ce film me paraît surtout une magnifique illustration de ce à quoi a mené la modernité en tant qu’entreprise de mise à l’écart systématique de l’ordre religieux.  Depuis la Renaissance, les hommes ont fait de l’Homme leur priorité et leur étalon de valeur. Le divin a progressivement perdu sa place dans les affaires humaines jusqu’à ce que l’ère des révolutions amène une complète mise à l’écart et, surtout, un activisme anti-religieux radical destiné à éradiquer l’idée même de Dieu dans l’esprit humain.

Tout a été systématiquement « naturalisé », biologisé, mécanisé par la science, les médias et le monde politique de sorte qu’il n’y a plus de transcendance : tout est à l’horizontale, tout est issu de la matière, tout provient de la nature. Ainsi, chacun va pensant et répétant « mon cerveau fait ceci, mon cerveau fait cela » de sorte que tous se retrouvent « naturalisés », c’est-à-dire, dépossédés de leur être, de leur esprit, se réduisant eux-mêmes à la conception économique de l’humain : celle d’automates biologiques rationnels cherchant à maximiser leur jouissance et autres bénéfices.

C’est exactement cela que donne à voir le film Don’t look up : une société à l’horizontale qui, en s’interdisant de facto de regarder à la verticale, a perdu le sens du sacré, le sens des valeurs et, surtout, celui de leur hiérarchie. De sorte que tout se vaut et, par conséquent, rien n’a de valeur hormis ce qui via les médias et les réseaux sociaux, se trouve être l’objet des vogues ou des modes qui polarisent mimétiquement et momentanément l’attention de foules hédonistes autant que moutonnières.

Ceci est particulièrement vrai de nos sociétés occidentales dont c’est peu de dire qu’elles ont perdu leur orient. Nous allons à la catastrophe ou plutôt nous sommes dans la catastrophe, mais avec le « cerveau lessivé », l’œil torve et l’automatisme mental poussé au maximum. Nous obéissons à la propagande qui nous dit quoi penser et, à coup de « fact-checking », nous dissuade de penser dans la marge, de sorte que nous suivons docilement le troupeau qui va à l’abattoir en rang serrés, la tête baissée, oublieux des étoiles, oublieux de la verticale.

Nous sommes dans un déni cosmique, c’est-à-dire, un déni de l’ordre imprimé par le divin dans le monde, un déni du divin donc. Nous refusons de lui être soumis. Nous voulons être libres et imbus du sentiment de notre propre puissance, habités que nous sommes par la promesse du serpent : « vous serez comme des dieux ». Nous rêvons de transhumanisme, d’allongement de la vie à l’infini, etc. Nous n’avons plus de limites et c’est normal, nous avons passé les bornes.

Seul un reality shock pourra nous réveiller et amener les nécessaires prises de conscience. Cela se voit très bien à la fin du film quand, au moment crucial, les protagonistes retrouvent le chemin de la prière faite au Père.

Puissions-nous ne pas attendre d’être confronté à pareille extrémité. La pandémie nous offre déjà l’occasion de réfléchir au sens de la vie. Il s’agirait de découvrir qu’elle ne se situe pas toute entière dans l’horizontale, comme si nous étions de simples animaux savants et jouisseurs. L’Homme est censé se tenir debout, à la verticale, avec un esprit habité par la question de ses origines et de son destin.

Ce n’est pas seulement pour maximiser notre jouissance et en faire des selfies que nous sommes sur Terre. Nous sommes supposés rejoindre la grande marche humaine qui, en conscience — mais aussi, de plus en plus, dans la solidarité fraternelle et même la joie — va de l’Alpha à l’Oméga (au sens de Teilhard de Chardin, pas de Gates & Fauci).

Il est terrifiant de constater à quel point nos vies sont devenues étrangères à cette perspective, à quel point nous nous sommes égarés dans ce monde mondain.  Si ce n’est pas un signe de fin des temps, ça y ressemble fort. Quoi qu’il en soit, rien de tel que le visionnage du film Don’t look up pour comprendre la misère de ceux qui vivent à l’horizontale sans conscience de ce qu’ils doivent à la verticale, c’est-à-dire, à Dieu. Pour cette raison, ne vous en déplaise, ce film est à voir, absolument !

 

 


dimanche 1 septembre 2019

Les « graines de l’esprit » : de l’alpha à l’oméga et retour

Un ami prêtre m’a demandé de mettre par écrit les réflexions dont je lui faisais part concernant le caractère, à mes yeux, aisément résistible, des attaques rationalistes qui peuvent être portées contre la foi à partir des explications scientifiques du religieux comme celle de René Girard ou des critiques radicales de la Bible telles que, par exemple, la lecture littérale qu’en réalise Mauro Biglino.
Le premier propose, en effet, un modèle évolutionniste de la genèse de l’humain par l’invention « naturelle » chez des primates protohominiens d’une culture sacrificielle, donc de pratiques et de représentations religieuses renvoyant au sacré.
Le second, lassé de traduire la Bible sur la base d’interprétations théologiques très éloignées du texte original, en est venu à une lecture littérale qui fait apparaître un tout autre sens que celui qui nous est généralement offert. En s’en tenant à la lettre du texte hébreu, il met à jour ce qu’il tient avant tout pour un récit qui ne traite pas de l’origine du monde par une création ex nihilo et qui ne revêt, selon lui, aucun caractère sacré dans la mesure où, par exemple, Yahvé y est présenté comme un personnage concret qui foule le sol en compagnie de ses « anges » et qui, comme ces derniers, est susceptible d’être fatigué et d’avoir faim avec, notamment les pieds salis par sa marche (Genèse 18)
Je ne saurais dire ce qui est le plus scandaleux pour des croyants même si la thèse de René Girard est, à l’évidence, passée comme une fleur auprès de ces derniers tant sont nombreux les théologiens qui se sont intéressés à ses idées. Il faut dire que cet auteur affichait une solide foi catholique et avait même postulé l’inspiration surnaturelle de Jésus tant la clairvoyance de ce dernier quant aux ressorts cachés de la violence lui apparaissait surhumaine.
Il n’est pas nécessaire de resituer ici la théorie de René Girard. Je renvoie pour cela le lecteur à mes deux précédents articles. Il s’agit seulement de souligner la difficulté théologique qu’amène cette hypothèse du fait qu’elle propose une invention « naturelle » du religieux et de la croyance au divin au sein de protohominiens passant, pour cette raison même, du stade animal au stade humain.
Il y a là quelque chose qui pourrait sembler dévastateur pour la foi dans la mesure où la religion se trouve « naturalisée » — sans besoin d’aucune spiritualité, d’aucune entité surnaturelle pour en comprendre l’origine. Selon René Girard, en effet, le religieux provient de pratiques sacrificielles apparues comme solution à la violence qui se répand au sein des groupes protohominiens par simple contagion mimétique — suite à l’augmentions constante des capacités mimétiques au sein de la lignée des primates hominidés. Cette violence intestine qui peut amener le groupe à l’autodestruction se serait trouvée, en quelque sorte, évacuée, drainée, expulsée vers le sacré par la mise à mort d’un individu contre lequel tous se rassemblent, se retrouvant, de ce fait même, en paix. L’individu ainsi sacrifié est perçu comme ayant amené, vivant, la mort de la communauté et, mort, la résurrection d’icelle. Il va alors passer pour un être transcendant la vie et la mort, un être ressortissant au divin et venu visiter le groupe pour le punir autant que pour le sauver par un sacrifice dont il est tenu pour entièrement responsable.
Loin qu’une telle conception doive anéantir la foi en un au-delà céleste, elle peut au contraire y (r)amener comme cela a été le cas pour René Girard car, tout bien considéré, il n’y a rien de trop surprenant à ce qu’une représentation d’origine humaine corresponde à une réalité de nature surhumaine : n’a-t-on pas déjà constaté une sorte de miraculeuse correspondance entre la pensée mathématique et la réalité physique ? Quand on y réfléchit, la coïncidence (à un nombre extravagant de décimales près) entre les calculs théoriques et les observations expérimentales de la physique fondamentale ne peut pas ne pas donner le vertige. Comment se fait-il que des abstractions mathématiques élaborées hors contexte en pur produit de l’esprit humain, puissent, après coup, si bien correspondre à une réalité physique jusqu’alors inconnue ?
Une fois cette correspondance tellement improbable admise comme un fait objectif de l’histoire de la pensée scientifique, rien ne peut alors être sérieusement objecté à l’idée que l’homme ait pu concevoir une représentation religieuse du monde présentant elle aussi une correspondance « miraculeuse » avec une réalité métaphysique qui aura été, non pas « inventée » mais seulement atteinte, rejointe, dévoilée. Le croyant n’a ainsi rien à craindre des thèses girardiennes et, tout au contraire, armés de celles-ci, il peut allègrement affronter ses alternatives scientistes, comme les prétendues réfutations du sacré biblique avancées par Mauro Biglino.
En effet, quand bien même il nous faudrait convenir que les divagations « naturalisantes » de cet auteur sont fondées, quand bien même des extraterrestres seraient bel et bien venus occuper la terre avant les temps historiques afin d’y installer une haute civilisation depuis disparue — celle-ci aurait aussi très bien pu être d’origine terrestre et correspondre à l’Atlantide, comme le défend avec force arguments Graham Hancock qui, lui, ne croit pas à l’hypothèse extra-terrestre — cela n’affecte aucunement la thèse monothéiste étant donné que les premières cultures humaines ont toutes été religieuses au sens girardien, « naturalisé » et scientifique du terme, c’est-à-dire, articulées autour de pratiques sacrificielles au service d’une réconciliation violente dont, par ailleurs, les hommes ont progressivement appris à se dégager au sens où l’évolution des rites s’est toujours faite en direction d’une moindre violence.
Ce phénomène d’adoucissement des pratiques est d’une telle généralité qu’on pourrait très bien penser l’humanité prise dans ce qu’en théorie dynamique on appelle un « attracteur » — dans lequel les chrétiens pourraient sans doute repérer l’œuvre du Saint Esprit — guidant les hommes vers la paix de sorte que, quelle que soit les péripéties plus ou moins exotiques de leur genèse, tout semble s’être passé comme s’ils ne pouvaient pas ne pas progresser sur la voie de l’harmonie jusqu’à découvrir le principe de la réconciliation non violente que seul permet le sacrifice de soi. Parcours dont la trajectoire christique offre un modèle tout à la fois accompli et indépassable.
 Autrement dit, peu importe le processus historique exact au travers duquel le Décalogue nous est parvenu. Peu importe que nous n’ayons pas de certitude scientifique quant à l’identité et/ou la nature des messagers, sans même parler de la lettre du message lui-même [1]. Ce qui importe c’est le sens du message qui nous a été ainsi adressé et qui nous enjoint clairement d’établir une alliance spirituelle avec le Ciel si nous souhaitons vivre en harmonie avec nos semblables.
Que les homo sapiens soient issus de la sélection naturelle, qu’ils aient pu voir leur trajectoire influencée par une rencontre du troisième type ou que, par quelqu’accident extraordinaire de l’histoire, une civilisation terrestre ait pu évoluer de manière fulgurante et engendrer à la fin du paléolithique des technologies dépassant largement celles des peuplades environnantes voire les nôtres, tout cela n’a pas à nous préoccuper outre mesure car même si ces faits devaient avoir impacté les récits de nos textes sacrés, ce qui importe, encore une fois, c’est le travail de construction de sens qui s’est opéré au cours de l’histoire [2] et qui a permis au juriste à qui Jésus demandait de formuler l’essence même de la loi de lui répondre ceci : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force, et de toute ta pensée; et ton prochain comme toi-même. »
Celui qui extrait des diamants d’une roche ne se soucie pas de savoir si l’histoire géologique de cette dernière est conforme à la doxa. Peu importe l’origine de la vase sur laquelle s’épanouit la fleur de lotus. Peu importe qu’il puisse y avoir des controverses quant à la nature exacte du récit qui nous est fait dans la Genèse dès lors qu’il réalise l’objectif de donner aux humains le moyen de comprendre et leur origine violente et la nécessité de s’engager sur la voie de l’Amour, non pas seulement pour vivre en paix ici-bas, mais aussi, pour accueillir la réalité transcendantale qui constitue l’alpha et l’oméga de notre destinée. Bref, on pourrait considérer en somme que le message céleste est authentifié non par son origine factuelle mais par sa finalité.
En conséquence, certaines vérités d’Evangile ont beau présenter toutes les similitudes que l’on voudra avec les mythes de religions préchrétiennes et, notamment, ceux de l’Egypte ancienne, toute tentative pour les décrédibiliser [3] par ce biais est vaine. Le fait que les anciens aient, durant des millénaires, perçu dans les mouvements de l’astre solaire une forme de mort puis de renaissance au moment de l’équinoxe d’hiver et que des aspects formels de cette mythologie puissent être repérés dans le récit de la Passion ne peut aucunement saper la vérité de ce dernier. Selon un ami prêtre et physicien de formation, ces homologies renvoient à ce que les théologiens appellent les « graines de l’esprit », ce que je comprends comme les précurseurs historiques des formes accomplies de la spiritualité contemporaine.
D’un point de vue laïque, on pourrait y voir l’expression en contexte religieux du phénomène des « résonances morphiques » étudiées par le scientifique Rupert Sheldrake ou tout simplement la manifestation de l’ordre intrinsèque aux dynamiques du chaos au sein desquelles l’autosimilarité joue un rôle de premier plan, non seulement dans l’espace mais dans le temps, vérifiant ainsi la conjecture de Charles Sanders Pierce selon lequel, sous-jacente aux autres lois (de l’univers), on trouve « la tendance fondamentale de toute chose à former des habitudes » — et donc à s’inscrire dans la répétition. CQFD.
Les graines de l’esprit seraient, en quelque sorte, les prémices de conceptions en cours de formation. Par conséquent, il serait vain de les considérer sous le seul angle des circonstances qui les ont vu naître tout comme il n’y a pas à se soucier du fait que la main de l’homme soit d’abord apparue chez les singes. Cela ne rend aucunement le premier réductible à ces derniers. Aussi déterminante qu’elle soit, la structure passée ne vaut que par le sens présent que le contexte actuel fait émerger.
Ainsi, à l’opposé de la perspective littérale d’un Mauro Biglino, on peut et doit défendre l’idée que ce qui importe ne relève pas du seul signifiant (la lettre) mais procède avant tout du signifié, du sens que la théologie cherche justement à nous communiquer. C’est le vieux débat de la lettre et de l’esprit que, pour autant que je sache, ce dernier a gagné haut la main du fait même que la lettre nécessitera toujours une herméneutique pour intégrer l’esprit du temps, qui passe et lui devient rapidement étranger.
Quoi qu’il en soit, si les graines de l’esprit sont bien à considérer comme des ébauches de formes plus accomplies et que, par ailleurs, nous n’avons pas l’assurance que le présent soit le but, l’aboutissement ou le point final de la transformation dont les premières témoignent, force est alors de se demander ce qui, au-delà du temps, se trouve être la cause de « ces choses », le moteur, l’« attracteur » qui préside à leur destinée en guidant la dynamique évolutive, en attirant les hommes à lui. On pense, bien sûr, au Christ qui, dans la tradition chrétienne est vu comme l’alpha et l’oméga, comme l’origine et la fin de toutes choses.
Mais comment rendre une telle perspective intelligible pour l’homme du commun que la doxa rationaliste et scientiste a rendu hostile à l’idée même de croire ?
C’est là où la thèse scientifique, évolutionniste de René Girard manifeste toute sa puissance et sa pertinence. Avec ce maître à penser, nous découvrons que la conscience qui fait le propre de l’homme naît « naturellement » via le sacrifice, lequel engendre la langue du sacré, le Logos qui structure le fond archaïque des cultures comme de la pensée humaine avec, notamment la conception universelle du divin et de l’humain organisée en quadriparti : les dieux et les cieux au-dessus, les mortels et la terre en dessous.
En effet, une fois le sacrifice accompli — par une canalisation mimétique, mécanique et, au moins à l’origine, inconsciente de la violence du tous contre tous [4] en une violence de tous contre un — lorsque le groupe se trouve soudain en paix, rassemblé devant un être qui, vivant, semait la division, le conflit, en amenant la mort du groupe et qui, mort, ramène la paix et le salut, les participants, saisis par ce contraste sidérant, ne pouvaient pas ne pas se forger, aussi confusément que ce soit au début — puis de plus en plus clairement par la suite, à force de répétition rituelle — la conscience d’une « chose », d’une « cause » qui, transcendant la vie et la mort, avait proprement « agi » le groupe de l’intérieur pour rejoindre ensuite le lieu tabou, car infiniment dangereux, d’où elle s’origine, le sacré ; espace au sein duquel les hommes, par le sacrifice justement, se sont ouvert un domaine propre, une clairière, où ils habitent et dont l’envahissement par la violence sera perçu comme un châtiment divin que seule la pire et la meilleure des choses, le sacrifice, toujours lui, est susceptible de conjurer.
Cette réconciliation violente que le sacrifice opère et qui constitue sa raison d’être s’accomplit par le transfert de toute la responsabilité du processus sur la seule « victime », sur le sacrifié, tout à la fois monstre coupable et saint sauveur qui, en tant qu’il est perçu comme le seul agent, rend de ce fait même la foule des persécuteurs innocente de tout agissement. Au cœur de « ces choses cachées depuis la fondation du monde », on trouve donc le mensonge, le mythe que constitue le récit de persécuteurs se percevant comme « victimes » d’un visiteur surnaturel venu les punir pour leurs fautes mais aussi les sauver par son sacrifice volontaire.
Si nous considérons avec Girard que là se situe le point alpha de l’humanité, alors, ipso facto, nous savons aussi où se situe le point oméga puisque, comme l’a si bien formulé Hölderlin, « là où gît le péril, croît aussi ce qui sauve ». Dans un monde où domine « la tendance fondamentale de toute chose à former des habitudes », un monde cyclique donc, il va de soi que l’alpha est l’oméga car la boucle se ferme en revenant au point de départ. Il serait toutefois plus juste de dire que l’alpha contient l’oméga, comme le père engendre un fils qui lui est consubstantiel. 
Quoi qu’il en soit, la question est de savoir comment faire sens concrètement de considérations formelles qui pourraient rester nébuleuses à force d’abstraction ? Si nous nous disposons à l’idée que, comme l’affirmait Schopenhauer, la tâche n’est pas de voir ce que personne n’a jamais vu mais de méditer comme personne sur ce que tout le monde a sous les yeux, nous n’aurons pas à chercher bien loin : tout est sous nos yeux, en effet, puisque tout provient du sacrifice et que tout y ramène.
Que celui qui a des oreilles pour entendre entende : le Christ n’a pas changé un iota à la loi, il l’a accomplie. Autrement dit, la loi du monde est le sacrifice sans lequel il n’est pas de réconciliation et le Christ l’a accomplie en venant librement à son propre sacrifice. La réconciliation violente par le sacrifice d’un autre — serait-il la chair de sa chair — devient réconciliation non violente par le sacrifice de soi, le seul sacrifice qui garantisse une sortie du cercle de la violence mimétique puisqu’il porte mimétiquement chacun à une attitude de responsabilité (mise en cause de soi) plutôt qu’à l’accusation de l’autre — la diabolique étincelle de violence qui met le feu aux poudres.
Observons que ce mouvement proprement christique de venue délibérée au sacrifice de soi a toujours été présent depuis la fondation du monde puisqu’on le trouve dans la représentation que se font les persécuteurs de leur « victime » considéré comme le seul « agent » du processus sacrificiel. C’est ce pur mensonge — ce mythe fondateur qui permettait aux persécuteurs de vivre en paix dans l’inconscience de leur violence — que le Christ est venu révéler... en l’accomplissant à la lettre, en en faisant ainsi une vérité qui nous a libéré et du mensonge et de la violence tacite, en nous renvoyant à notre responsabilité de persécuteurs au quotidien.
On peut ainsi penser que dans le point alpha se trouvait toujours-déjà le point oméga. Le Christ l’a vu, l’a reconnu et s’est soumis, en conscience, au processus de réconciliation violente qu’il a, ce faisant, accompli, ouvrant l’ère de la réconciliation non violente, celle à laquelle les hommes viennent, à sa suite, dans une volonté délibérée de se consacrer au (se sacrifier pour) le bien de tous, pour la paix.
Il est aisé de comprendre que face à un tel défi [5] les hommes puissent hésiter. Les modernes, individualistes en diable, bien plus encore que ceux du Moyen-Âge qui étaient souvent prêts à sacrifier leur vie terrestre pour amasser « des trésors dans le Ciel ». Il semble qu’autant qu’ils le peuvent, les hommes restent sourds au message évangélique et s’efforcent de revenir à l’archaïque résolution sacrificielle de la violence qui expulse la violence. Les « puissances de ce monde » diabolisent à tour de bras, elles désignent « l’axe du mal », le « pacifient » militairement, bâtissent mythes sur mythes mais, ainsi que nous l’explique Girard, tout cela ne prends plus, la violence retombe sur nos têtes et continue de se répandre. Satan n’est plus capable d’expulser Satan car la Révélation a fait son œuvre. C’est pourquoi nous dit Girard, elle ne peut qu’amener à l’Apocalypse, au sens où on l’entend traditionnellement.
A cela, une seule issue, nous le savons : le retour du Messie, qui sera ce moment miraculeux où, enfin, nous comprendrons, avec Rilke [6], que le monstre terrifiant qu’est à nos yeux le sacrifice de soi nous montrera son vrai visage lorsque nous aurons le courage de l’embrasser. Ce sera, bien sûr, chacun l’a deviné, le visage de l’Amour, tant il est vrai que c’est lui qui est là, présent depuis la fondation du monde, caché sous le masque du sacrifice, sous le masque sacrificiel des victimes innombrables dont le sang a continuellement cimenté ce monde.
Cette violence originelle, cette violence perpétuelle, le Christ l’a rachetée par son sacrifice. Nous, les humains, sommes pardonnés, mais encore faut-il le croire pour être sauvé. D’où l’urgence qu’il y a à porter ce message aux quatres coins du monde : il n’y a pas d’autre voie que l’Amour, le vrai, l’agapè, qui est sacrifice. De sorte que l’alpha est bien l’oméga, et réciproquement.


[1] Biglino dénombre ainsi quelques mille cinq cents versions possibles et plus ou moins concurrentes de la Bible !
[2] Travail proprement herméneutique qui se réalise spontanément et Hans Georg Gadamer appelait « l’efficience de l’histoire ».
[3] Comme celle des réalisateurs du documentaire Zeitgeist qu’ont inspiré les écrits d’Acharya S, nom de plume de Dorothy Milne Murdock, eux-mêmes inspirés par des thèses apparues au XIXe siècle, lorsque l’ésotérisme est devenue une mode.
[4] La « crise » engendrée par la violence mimétique qui met à bas toute hiérarchie, toute barrière à la contagion mimétique... de la violence.
[5] Scandale pour les juifs, folie pour les grecs
[6] Voir sa « Lettre à un jeune poète ».

samedi 28 novembre 2015

De la souffrance, encore...

D'avoir parlé avant-hier avec Beata, une amie en grande détresse tant sa situation est épouvantable, m'amène à m'interroger sur ce qu'il est possible de dire à une personne dans une telle souffrance.
La tentation courante dans un tel cas, celle à laquelle j'ai succombé, consiste à donner des bons conseils dont l'effet est souvent d'autant plus culpabilisant et donc dévastateur qu'on aura pu les donner auparavant et qu'ils n'auront pas été suivis.

Il est douteux que cela soit une aide. Surtout quand l'accumulation d'épreuves proprement dramatiques est telle qu'il semble que cette amie vive une ordalie, notion qui n'appartient plus au langage courant et qui est à entendre aussi bien au sens anglais actuel de calvaire qu'au sens ancien de jugement de Dieu.

Face à la somme des difficultés rencontrées, plutôt que de réagir en s'engageant dans une interminable série de recherches de solutions toujours précaires et pas forcément désirées, sans doute vaudrait-il mieux prendre le temps de considérer l'ensemble pour s'interroger sur la possibilité sinon d'un message céleste, du moins d'une signification sous le rapport de la vie spirituelle, cad, de la nécessaire mise à l'épreuve de l'âme dans son effort pour se rapprocher du (et/ou, surtout, ne pas perdre, le) Ciel.

Une amie, pieuse s'il en est, me parlait des terribles souffrances que lui amenait une fonction respiratoire tellement atteinte qu'elle vit constamment dans une extrême fatigue qui l'oblige à prendre de très longs moments de repos complet durant la journée ; ceci suscitant en elle le sentiment d'être quasiment impotente.

De manière admirable, elle consent pleinement à cette épreuve, s'étant faite à l'idée qu'il lui était peut-être ainsi offert là la possibilité de vivre son purgatoire sur Terre.

J'y vois une admirable sagesse car elle a ainsi réussi la transmutation du plomb en or, c'est-à-dire, de la souffrance en joie, celle que lui procure le sentiment d'oeuvrer à sa purification par les sacrifices auxquels elle consent d'un coeur léger.

Beata est croyante et pourrait probablement venir à une semblable vision des choses. Toutefois un obstacle se présente qui tient à ce que le pire de l'épreuve qu'elle connaît n'est pas ce qui la concerne directement mais ce qui affecte ses enfants et qui devient presque insupportable.

Son aînée est, en effet, atteinte d'une maladie rare qui affaiblit ses muscles et qui, progressivement, la paralyse alors qu'elle se tient seulement au seuil de l'adolescence. En fauteuil roulant depuis déjà quelques années,  elle porte maintenant un énorme corset de plastique et peine à porter un verre à sa bouche. En dépit de sa jeunesse, les épreuves qu'elle connaît ont fait d'elle une belle personne, magnifique de maturité et de courage qui a, jusqu'à présent, tenu avec constance le rang de meilleure élève, à l'école puis au collège. Comment va-t-elle vivre cette chute brutale et la perspective d'une perte, inexorable semble-t-il, de ses capacités physiques ? Comment l'accompagner sans défaillir face à un destin aussi funeste ?

Y a-t-il une autre voie que celle de l'abandon à la volonté divine ?
Car il faut exclure, cela va de soi, la voie du refus, la voie du NON !

Il ne s'agit pas, bien sûr, de baisser les bras, mais de consentir à ce qui est car, comme disait Hölderlin, "là où gît le péril, croît aussi ce qui sauve."

Outre que  c'est l'acceptation du présent tel qu'il est qui nous offre les moyens de le dépasser, nous ne sommes pas obligés de le lire sous  l'angle de ce que nous avons perdu quand le malheur nous frappe. Il nous faut savoir garder attention à ce qui nous est laissé de bon qui peut nous mettre en joie et pour quoi il importe de rendre grâce.

A l'instar de ceux qui ont su être heureux dans des camps de concentration ou dans des bidonvilles alors qu'ils étaient démunis de tout, mon intime conviction est que nous avons toujours à remercier le Ciel de la vie qui nous est offerte, quelle qu'en soit l'amertume, car elle ne vient jamais sans quelque douceur.

Mais comment exprimer cela à celui ou celle qui se trouve dévasté(e) et épuisé(e) à force de souffrances ?

A moins d'être un prêtre, je ne vois pas très bien de quelle manière même un ami pourrait parler ainsi sans susciter d'incompréhension...

(à suivre, probablement)

dimanche 21 juin 2015

Précisions

Un ami prêtre m'a conseillé de rendre mon projet plus explicite dans son intention.
J'ai donc ajouté un sous-titre qui indique : "Réflexions d'un psychologue sur la prière".

Il était tentant d'ajouter le qualificatif "scientifique" puisque ma réflexion est structurée essentiellement par mes conceptions de chercheur en psychologie mais ce terme ayant une acception qui généralement exclut toute référence à des croyances, il est clair que je ne pouvais l'utiliser en toute honnêteté.

En effet, mes croyances sont ici cardinales au sens où, sans elles, je ne m'adonnerais pas à la prière du Rosaire. Mais il est aussi très clair qu'elles ne devraient apparaître  qu'à la marge dans la mesure où je me sais bien trop ignorant des choses de la foi pour tenter de raisonner à partir d'elles. D'où l'ajout de cette précision "Non référence mais recherche" qui, je l'espère, indique suffisamment le caractère tout à la fois personnel et conjecturel de mon propos. 

Bref, mon intention est en quelque sorte d'éclairer l'activité de prière comme un psychologue du XIXe tenterait de le faire : dans une constante circulation entre introspection et conception. L'idée étant de rendre cette activité moins obscure et plus intelligible pour le commun des mortels, qu'il soit croyant ou non croyant.

Je n'exclue pas, bien sûr, de faire référence à des travaux de psychologie expérimentale relatifs à la prière mais je ne suis pas a priori intéressé par cette approche "objective" (seule  supposément scientifique) dans la mesure où elle est seulement phénoménologique quand ce qui m'intéresse est bien plus ontologique, c'est-à-dire, relatif aux mécanismes psychologiques comme aux états mentaux inhérents à l'activité de prière.

Pour conclure avant de rendre ce message inutilement compliqué, je dirais qu'ayant le souvenir du temps où je me sentais complètement étranger à la prière, je voudrais tenter de l'éclairer d'un point de vue essentiellement rationnel pour la rendre tout à  la fois plus intelligible, plus sensée et donc plus acceptable aux yeux de ceux qui, sous l'emprise d'un rationnalisme scientiste triomphant, s'en détournent trop facilement.

dimanche 29 juin 2014

L'enfant libre

La question de la ferveur me paraît tellement importante qu'il me semble être seulement parvenu à son seuil avec le précédent post qui y était pourtant entièrement consacré.

Je voudrais tenter ici de l'aborder sous un autre angle, que je crois décisif, au sens où il s'agira de plonger au coeur de l'être, au coeur de ce qui fait les personnes que nous sommes, le "soi", que par le passé, avant l'avènement de la modernité laïque et scientiste, on appelait l'âme.

Il n'est pas utile que je m'efforce de clarifier ici l'entendement que l'on peut avoir de ces deux notions car c'est à la partie la plus prosaïque de la première que  je vais m'attacher et chacun la connaît suffisamment bien pour qu'il ne soit pas nécessaire d'en donner un contour précis.

Je veux parler de l'ego que je propose de définir simplement comme le souci de soi. Ce souci s'étend à tout ce qui fait le soi, à savoir tout ce que pouvons déclarer nôtre, que cela soit matériel ou immatériel.

Suivant l'éducation qu'il a reçue, chacun de nous a été amené à accorder une importance plus ou moins grande à cette caractéristique essentielle du soi qu'est l'image qu'on donne de soi au point que, pour certains, le soi s'y réduit entièrement de sorte que l'anéantissement de l'image signifie l'anéantissement du soi, de la personne et donc de l'être.

C'est à bon droit que l'image de soi est devenue un concept clé de la psychologie car même si nous en avons pas suffisamment conscience en raison des vies écartelées que nous menons à toute allure et qui nous laissent un sentiment de dispersion et de dé-intégration, notre vie mentale est d'abord sociale et donc entièrement axée autour de l'image de soi entendue comme l'image de nous-même que nous percevons dans le regard et les jugements des autres.

Une part essentielle de l'ego en tant qu'il n'est que "souci de soi" consiste ainsi dans un souci de l'image que les autres ont de soi. Ce qui, au moins à l'origine, n'est pas à entendre comme simple souci de l'apparence mais comme besoin de donner de soi une image qui suscitera chez l'autre l'acceptation et l'amour plutôt que le rejet.

C'est donc le besoin d'être aimé que l'on peut reconnaître comme le principal moteur de l'ego. La chose pourrait choquer si l'on songe que ce dernier est probablement la principale source de la violence du monde.

Mais l'intérêt d'en venir à ce point de vue est d'abord de ne plus faire de l'égoisme une cause première. Il n'est que la manifestation de la peur fondamentale de l'anéantissement que susciterait le fait de se voir rejeté par l'autre ou les autres.

Une fois cette peur du rejet de l'autre identifiée, on peut et doit se demander comment le croyant s'y confronte lorsqu'il lui est demandé de se mettre en présence de Dieu, le grand Autre absolu.

En effet, la ferveur dans la prière ne tient-elle pas à la capacité à se mettre en présence de celui ou celle à qui la prière est destinée ? Peut-on adresser une prière sincère et vibrante à une lointaine abstraction céleste ? Cela semble impossible.

Mais comment oser se tenir en présence de l'Absolu et de l'Immaculé(e) alors qu'on se sent et se sait chargé de toutes les petitesses, les bassesses et les mesquineries voire les violences dont les humains tissent leur quotidien à force d'être mus à tout instant par l'ego donc la peur ?

Comment ne pas craindre de se trouver instantanément désintégré ? Comment avoir l'audace de se croire digne de venir à une telle présence pour prier et demander l'accomplissement de quelque voeu que ce soit ?

Il me semble que pour réaliser cela, il nous faut être animé par la confiance de l'enfant libre, celui qui se sait complètement aimé et qui croit sans l'ombre d'un doute que les fautes qu'il a pu commettre dans ses égarements passés lui sont pardonnées.

La conscience de cet amour au-delà de toute mesure dont chacun de nous fait l'objet amène un soulagement immense qui, en anéantissant la peur qui engendre l'ego, nous ramène à l'état de l'enfant libre. Celui-ci, confiant (car tous  besoins satisfaits et donc), plein de gratitude et donc d'amour pour sa Mère et son Père, se trouve, de fait, au paradis.

Voilà ce que, je crois, recouvre cette recommandation presque anodine qui nous est faite pour venir  à la prière : nous mettre en présence du Ciel.

Elle est essentielle, elle est cardinale, elle est la clé et si nous consentons à cette mise à nu, si nous consentons à redevenir l'enfant confiant et libre que nous portons en nous, nous voilà projetté au Paradis.

Et tout ça sur terre !
Elle est pas belle la vie ?

dimanche 15 juin 2014

De la souffrance...



S’il est une chose que la plupart d’entre nous refusent de manière véhémente, avec encore plus de force que pour la mort elle-même (à laquelle nous savons ne pouvoir échapper tôt ou tard), c’est bien la souffrance.
Dans ce qui suit, je voudrais faire le lien entre souffrance et sacrifice de soi pour tenter d'amener une compréhension moins univoque.

Mon point de départ sera le désir de toute puissance auquel nul humain n'est complètement étranger dès lors que chacun d'entre nous est, en quelque sorte, une population ou un écoystème  d’habitudes qui — ainsi que l’affirmait le psychologue suisse Jean Piaget, avec raison, je crois —  tentent, chacune à sa manière de s’assimiler tout l’univers, c’est-à-dire, tentent de s’en saisir, de l’ingérer, de le dévorer, bref, de le faire sien.
Cette volonté de puissance s’observe dès les tous  premiers stades de développement avec monsieur bébé qui explore le monde en suçant tout ce qui passe à portée de main et elle a été traduite de manière savoureuse par l’idée de Mark Twain selon laquelle « pour l’homme qui tient un marteau, tout ressemble un clou. »
Ce qu'il y a à retenir ici c'est que notre pulsion d’emprise congénitale ne connaît pas de limite a priori et les enfants d’aujourd’hui le font bien savoir à leur parents, trop souvent démunis faute de savoir ce que veut dire éduquer.

La raison de tout cela est que notre puissance, cad, l'emprise dont nous sommes capables, constitue un """contrôle""" sur le monde et les êtres environnants qui s'avère être notre principale source de plaisir et de réassurance ne serait-ce parce qu'il se manifeste souvent par ce que nous appelons la réussite. Rien ne nous rend plus heureux et ne nous donne davantage confiance en nous-même que cela, le "contrôle" —  à entendre simplement comme le fait d'avoir ce que l’on veut, voir se réaliser ce que l’on anticipait, désirait, attendait, recherchait plus ou moins activement, etc.

On peut penser que toutes nos jouissances terrestres viennent de l’appariemment ou de la plus ou moins grande correspondance entre la représentation du but vers lequel nous tendons et la perception de la réalité.
L’hypothèse qui vient ici assez naturellement est que toute notre souffrance découle de l’absence ou seulement de l’insuffisance de cette correspondance.

Lorsque nous espérons un délectable banquet et que l’on nous offre un bout de pain rassis, nous souffrons de cette attente déçue non seulement à cause des plaisirs de la bouche qui nous manqueront mais aussi à cause de l’offense que nous percevons dans ce qui, sauf cas de force majeure, ne peut plus être considéré comme un don.

99,9 % de notre vie se joue dans cet entre-deux, dans cet espace plus ou moins grand entre nos attentes, nos espérances, nos buts, nos projets, nos désirs, et ce qui, en définitive, du  monde, vient à nous.
Plus la conformité à nos attentes se vérifie, plus nous sommes dans la plénitude, plus nous connaissons le bonheur jusqu'à être aux anges !

Plus nos attentes sont trompées, décues, et plus nous allons vers la souffrance.

Cette dynamique se joue à des niveaux très élémentaires comme le confort physique, la santé ou la sécurité alimentaire. S’ils font défaut, la douleur engendrée peut être extrême car l’attente est ici portée par ce qu’il y a de plus puissant en nous : l’instinct de survie.
Qu’elle soit physique ou morale, la souffrance fait peur, soit que nous l’ayons connue, soit que nous en ayons observé les effets sur d'autres.
Et l’horreur, c’est, bien sûr, quand elle s’installe dans notre vie, dans notre présent.
L’horreur, c’est quand vient à nous ce qu’on ne veut pas, c’est quand s’impose à nous ce que l’on refuse, c’est quand il nous faut consentir à ce qui n’est pas acceptable et qui peut concerner un être cher autant que nous-mêmes.

Observons au passage que « ne pas avoir ce que l’on veut » est tout à fait neutre étant donné que cette situation est ouverte et peut évoluer aussi bien vers le négatif que vers le positif dès lors qu’elle s’inscrit dans la temporalité, dans un devenir.
Par exemple, alors qu’on n’a pas encore mangé on peut être heureux de simplement savoir que l’on se mettra bientôt à table car on est alors confiant dans le fait d’obtenir ce que l’on désire : un bon repas.
Le fait est que l’usage nous porte à dire « bon appétit » et non pas « bonne réplétion » !

Conclusion (un peu hâtive, je le reconnais mais je ne veux pas faire trop long) :
1)    on peut penser que la souffrance vient quand, faute de congruence entre notre attente et notre perception de la réalité, nous sommes amenés à dire NON à l’univers, NON à ce qu’il nous offre, NON à ce qui se présente à nous comme un inacceptable présent, NON à ce que nous ne voulons pas croire comme nous étant destiné, comme étant un destin injuste qui nous fait violence.
2)    A l’inverse, nous pouvons concevoir que la joie vient quand  il y a congruence entre nos anticipations et nos perceptions de sorte que nous pouvons dire OUI à ce que l’univers nous offre.

Observons à présent que, autant le NON nous met à distance et nous isole de cet univers que nous refusons, autant le OUI nous unit à lui et peut, à l’extrême nous amener à cette conscience océanique qui traduit l’état d’abandon complet au monde tel qui l’est.

J’imagine que vous voyez où je veux en venir : si la joie dépend de la conformité de nos attentes à nos perceptions, se pourrait-il alors que nous ayons le pouvoir de l’engendrer en simplement consentant à ce qui s’offre à nous ? Se pourrait-il que la joie dépende de notre volonté, de notre consentement, de notre « soumission » ou, mieux, de notre abandon, à la vie qui s’offre à nous ?

La joie ne pourrait-elle alors venir même d’une souffrance consentie ? Une souffrance que l’on s’imposerait à soi-même parce que cela aurait du sens, c’est-à-dire, parce que cela nous permettrait de réaliser la plénitude d’une attente encore plus forte que la première ?

Il y a presque là une banalité. En effet, nous connaissons tous le fameux "il faut souffrir  pour être belle". Nous savons aussi pour  la plupart que le mot "travail" renvoie étymologiquement au tripalium, vieil instrument de torture. Bref, l'idée que si on veut du résultat, il faut accepter de souffrir est depuis longtemps inscrite dans notre culture judéo-chrétienne. No pain, no gain disent les anglo-saxons.

Là où cela devient plus intéressant, c'est que nous pouvons y reconnaître aussi l’agapé, cet amour chrétien par excellence qu’est, par exemple, l’amour des parents pour une progéniture à laquelle ils sont disposés à tout sacrifier, y compris leur propre vie.

Je vais m’arrêter sur cette piste avec le projet d’y revenir très bientôt, la semaine prochaine si possible, pour aller au  bout de l’idée qu’une issue possible et probablement désirable au problème de la souffrance pourrait bel et bien passer par cet abandon maximal, ce (t aban)don de soi, ce sacrifice cardinal qu’on appelle l’amour.