S’il est une chose que la plupart d’entre nous refusent de
manière véhémente, avec encore plus de force que pour la mort elle-même (à
laquelle nous savons ne pouvoir échapper tôt ou tard), c’est bien la souffrance.
Dans ce qui suit, je voudrais faire le lien entre
souffrance et sacrifice de soi pour tenter d'amener une compréhension moins univoque.
Mon point de départ sera le désir de toute puissance auquel nul humain n'est complètement étranger dès lors que chacun d'entre nous est, en quelque sorte, une population ou un écoystème d’habitudes
qui — ainsi que l’affirmait le psychologue suisse Jean Piaget, avec raison, je crois — tentent, chacune à sa manière de s’assimiler
tout l’univers, c’est-à-dire, tentent de s’en saisir, de l’ingérer, de le dévorer,
bref, de le faire sien.
Cette volonté de puissance s’observe dès les tous premiers stades de développement avec monsieur
bébé qui explore le monde en suçant tout ce qui passe à portée de main et elle a été traduite de manière savoureuse par l’idée de Mark Twain selon laquelle « pour
l’homme qui tient un marteau, tout ressemble un clou. »
Ce qu'il y a à retenir ici c'est que notre pulsion d’emprise congénitale ne
connaît pas de limite a priori et les enfants d’aujourd’hui le font bien savoir
à leur parents, trop souvent démunis faute de savoir ce que veut dire éduquer.
La raison de tout cela est que notre puissance, cad, l'emprise dont nous sommes capables, constitue un """contrôle""" sur le monde et les êtres environnants qui s'avère être notre principale source de plaisir et de réassurance ne serait-ce parce qu'il se manifeste souvent par ce que nous appelons la réussite. Rien ne nous rend plus heureux et ne nous donne davantage confiance en nous-même que cela, le "contrôle" — à entendre simplement comme le fait d'avoir ce que l’on veut,
voir se réaliser ce que l’on anticipait, désirait, attendait, recherchait plus ou moins activement, etc.
On peut penser que toutes nos jouissances terrestres viennent de l’appariemment ou de la plus ou moins grande correspondance entre la représentation du but vers
lequel nous tendons et la perception de la réalité.
L’hypothèse qui vient ici assez naturellement est que toute notre souffrance
découle de l’absence ou seulement de l’insuffisance de cette correspondance.
Lorsque nous espérons un délectable banquet et que l’on nous offre un bout de pain rassis, nous souffrons de cette attente déçue non
seulement à cause des plaisirs de la bouche qui nous manqueront mais aussi à
cause de l’offense que nous percevons dans ce qui, sauf cas de force majeure,
ne peut plus être considéré comme un don.
99,9 % de notre vie se joue dans cet entre-deux, dans cet
espace plus ou moins grand entre nos attentes, nos espérances, nos buts, nos
projets, nos désirs, et ce qui, en définitive, du monde, vient à nous.
Plus la conformité à nos attentes se vérifie, plus nous
sommes dans la plénitude, plus nous connaissons le bonheur jusqu'à être aux anges !
Plus nos attentes sont trompées, décues, et plus nous allons
vers la souffrance.
Cette dynamique se joue à des niveaux très élémentaires
comme le confort physique, la santé ou la sécurité alimentaire. S’ils
font défaut, la douleur engendrée peut être extrême car l’attente est ici portée
par ce qu’il y a de plus puissant en nous : l’instinct de survie.
Qu’elle soit physique ou morale, la souffrance fait peur,
soit que nous l’ayons connue, soit que nous en ayons observé les effets sur d'autres.
Et l’horreur, c’est, bien sûr, quand elle s’installe dans notre vie, dans notre présent.
L’horreur, c’est quand vient à nous ce qu’on ne veut pas, c’est
quand s’impose à nous ce que l’on refuse, c’est quand il nous faut consentir à
ce qui n’est pas acceptable et qui peut concerner un être cher autant que nous-mêmes.
Observons au passage que « ne pas avoir ce que l’on
veut » est tout à fait neutre étant donné que cette situation est ouverte
et peut évoluer aussi bien vers le négatif que vers le positif dès lors qu’elle
s’inscrit dans la temporalité, dans un devenir.
Par exemple, alors qu’on n’a pas encore mangé on peut être
heureux de simplement savoir que l’on se mettra bientôt à table car on est
alors confiant dans le fait d’obtenir ce que l’on désire : un bon repas.
Le fait est que l’usage nous porte à dire « bon appétit »
et non pas « bonne réplétion » !
Conclusion (un peu hâtive, je le reconnais mais je ne veux
pas faire trop long) :
1)
on peut penser que la souffrance vient quand,
faute de congruence entre notre attente et notre perception de la réalité, nous
sommes amenés à dire NON à l’univers, NON à ce qu’il nous offre, NON à ce
qui se présente à nous comme un inacceptable présent, NON à ce que nous ne
voulons pas croire comme nous étant destiné, comme étant un destin injuste qui nous
fait violence.
2)
A l’inverse, nous pouvons concevoir que la joie vient
quand il y a congruence entre nos
anticipations et nos perceptions de sorte que nous pouvons dire OUI à ce que l’univers
nous offre.
Observons à présent que, autant le NON nous met à distance
et nous isole de cet univers que nous refusons, autant le OUI nous unit à lui
et peut, à l’extrême nous amener à cette conscience océanique qui traduit l’état
d’abandon complet au monde tel qui l’est.
J’imagine que vous voyez où je veux en venir : si la
joie dépend de la conformité de nos attentes à nos perceptions, se pourrait-il
alors que nous ayons le pouvoir de l’engendrer en simplement consentant à ce
qui s’offre à nous ? Se pourrait-il que la joie dépende de notre volonté,
de notre consentement, de notre « soumission » ou, mieux, de notre
abandon, à la vie qui s’offre à nous ?
La joie ne pourrait-elle alors venir même d’une souffrance
consentie ? Une souffrance que l’on s’imposerait à soi-même parce que cela
aurait du sens, c’est-à-dire, parce que cela nous permettrait de réaliser la
plénitude d’une attente encore plus forte que la première ?
Il y a presque là une banalité. En effet, nous connaissons tous le fameux "il faut souffrir pour être belle". Nous savons aussi pour la plupart que le mot "travail" renvoie étymologiquement au tripalium, vieil instrument de torture. Bref, l'idée que si on veut du résultat, il faut accepter de souffrir est depuis longtemps inscrite dans notre culture judéo-chrétienne. No pain, no gain disent les anglo-saxons.
Là où cela devient plus intéressant, c'est que nous pouvons y reconnaître aussi l’agapé, cet amour chrétien
par excellence qu’est, par exemple, l’amour des parents pour une progéniture à laquelle ils
sont disposés à tout sacrifier, y compris leur propre vie.
Je vais m’arrêter sur cette piste avec le projet d’y
revenir très bientôt, la semaine prochaine si possible, pour aller au bout de l’idée qu’une issue possible et probablement
désirable au problème de la souffrance pourrait bel et bien passer par cet
abandon maximal, ce (t aban)don de soi, ce sacrifice cardinal qu’on appelle l’amour.
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