dimanche 10 novembre 2013

Sur le péché comme dette


Alors que je me désespérais de tant tarder à revenir sur ce blog, un ami m'en a offert l'occasion avec ce message :
"Marion Sigaud (proche d'Egalité et Réconciliation), qui était à la soirée des Citoyens Constituants, nous a appris au bistro où nous étions après avec Étienne Chouard, que dans le "Notre Père" qui fait ton pain quotidien spirituel, que "Pardonne-nous nos offenses" est une traduction erronée, et qu'en fait c'est "Délivre-nous de nos dettes".
J'ai trouvé:
http://www.pierredelauzun.com/Le-Notre-Pere-offenses-a-pardonner.html

 La chose m'importe car depuis deux ou trois ans, je réfléchis  à l'hypothèse d'une origine sacrificielle de  la monnaie (cf. le livre girardien d'Aglietta & Orléan "La violence de la monnaie") et la question de la dette y est cardinale.

Il y a, en effet, toutes raisons de penser que la dette a existé bien avant ce que nous reconnaissons comme monnaie et qu'elle en a constitué le terreau.

La forme la plus archaïque de la dette pourrait avoir été celle des sacrifices auquels les humains s'adonnaient dans leurs pratiques religieuses (il semble que les temples mésopotamiens étaient de véritables entrepôts dans lesquelles les scribes tenaient des comptabilités très précises des marchandises apportées pour les sacrifices et qu'ils étaient (si  j'ai bien compris) susceptibles de prêter ! Le blé, l'orge, le bétail a pu, ainsi, faire, dès les origines, office de monnaie).

Je suis encore bien loin d'un tableau cohérent sur la question, mais l'excellent livre de David Graeber "Debt: the first 5000 years" m'a néanmoins permis de faire quelques liens assez renversants pour le complet naïf que j'étais en la matière.

Faire de la dette un des liens primordiaux des humains avec le Ciel et entre eux est en effet terriblement éclairant sur les mots que nous employons régulièrement sans plus entendre leur charge de signification.
Outre offense qui peut se traduire par dette, on doit noter que  la notion de rédemption est aussi une boîte de Pandore qui ouvre sur la dette. En droit, le rédempteur est celui qui rachète la dette. Remplacez dette par péché et vous comprenez pourquoi le Christ est rédempteur : il redime, c'est-à-dire qu'il "rachète une obligation par le versement d'une contribution" (cf. le CNRTL).

Même si on l'entendait comme simplement métaphorique, ce vocabulaire "marchand" pourrait surprendre voire choquer dès lors qu'on se tient là dans le saint des saints de la foi chrétienne, à savoir le rachat du genre humain par le sacrifice du Christ. Il n'est pourtant ni métaphorique ni, bien sûr, hors de propos.
C'est au sens littéral que nous avons à comprendre la notion de rachat et Graeber le démontre avec un fait tout simple et tellement éloquent : la première évocation historique de la "liberté" s'est faite dans le contexte du "rachat" généralisé des dettes privées régulièrement décrété par les premiers rois de Mésopotamie (cf. le chapitre 3 du livre de Graeber disponible ici). Ainsi, amargi le plus ancien mot de tous les langages humains qui veut dire "liberté" a la signification littérale de "retour à la mère", sous entendu des filles et fils placés en esclavage (en gage et remboursement des dettes des parents).

Bon, restons en là pour le moment et revenons à la question du péché.
Je l'aborde dans la réponse au mèl de mon ami que j'ai fait ensuite circuler autour de moi.
La voici ci-dessous verbatim, et comme il faut savoir  faire court, je m'en tiendrai là pour aujourd'hui.
                                                    
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Je connaissais ça depuis que j'ai lu David Garber et Richard Seaford sur l'origine de la monnaie et sur l'antériorité de la dette sur toute monnaie parce qu'elle est toujours déjà ancrée dans le sacrifice, donc le religieux.
La vision de Lauzun [cf. le lien donné dans la citation initiale] me paraît correcte sur l'essentiel mais je la trouve bien courte.
A mon sens, il ne va pas au  fond des choses, disons qu'il ne parvient pas à les poser.

En très bref, tel que je le comprends, dans le contexte de la religion chrétienne, il nous est avant tout demandé de reconnaître (vois le lien avec l'assimilation) tout ce que nous avons reçu et, partant, d'être pleins de gratitude.
C'est comme cela que,  je crois, on doit comprendre l'impératif (paradoxal) du "tu aimeras ton Dieu...".
Là est notre devoir : la mise en acte de la loi de réciprocité (mimétique toujours) qui nous fait devoir de donner ce que nous pouvons donner en retour et qui est, pour le strict minimum, une reconnaissance (de dette), donc une (conscience) attention à ce qui nous a été donné d'où (tout naturellement, comme chez les enfants) naît une gratitude (amour) pour celui qui est à l'origine du don.

Ce que Lauzun décrit assez bien mais sans savoir ce qu'il dit c'est ce cercle vertueux  de la gratitude (donc la foi (le crédit) dans la réalité des bienfaits reçus comme dons et donc dans la réalité d'un donneur) qui, prophétie auto-réalisatrice ou réaction circulaire oblige, amène toujours davantage de bienfaits (grâces) (cf. l'effet  Mathieu).

Ceux qui, comme les pharisiens, prétendent s'acquitter de leur dette par une scrupuleuse comptabilité sont dans l'erreur, dans l'hubris de la prétention à l'indépendance affirmée par le refus de reconnaître le  caractère complètement non "remboursable" des dons qui nous sont fait par et dans la vie. Ils prétendent donc se dispenser du devoir d'aimer Dieu. Là est, je crois, la faute absolue.

Nous pouvons terminer sur ce point : le péché originel peut se comprendre non comme culpabilité originelle mais  comme état de récipiendaire d'un don à tout jamais non remboursable qui, si nous savons le reconnaître (et nous devons le reconnaître) doit nous placer en état de gratitude (amour premier, fondamental, celui de l'enfant pour ses parents, la fameuse "reconnaissance du ventre") éternelle vis-à-vis du  donneur.

Il faudrait que  je fasse un article agoravox sur  le sujet je crois.
Qu'en penses-tu ?